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COURBET ET SON SUJET
Courbet est un provincial. Ses attaches sont paysannes et petites-bourgeoises. Doté d'un tempérament énergique, il se découvre des talents et des ambitions de peintre.
« Rebelle à l'ascendant d'autrui, sûr de lui-même » (1), intransigeant et fort en gueule, c'est en même temps un sentimental pour qui l'univers commence et s'achève à Ornans, même quand il fait carrière à Paris.
Il ne conçoit la peinture que sincère mais il ne peut peindre avec sincérité que ce qu'il connaît et que ce quil aime. C'est pourquoi son intérêt pour le monde citadin et ouvrier, peu présent dans sa peinture, restera superficiel. En prétendant être « lui-même » en peinture, Courbet met en évidence une dimension égotiste et narcissique de l'art jusque là peu exhibée. Mais, conséquence de cette option, sa peinture privilégiera les thèmes et sujets auxquels le peintre accorde une valeur affective et sentimentale.
Ce sera une constante de cette peinture à laquelle la conjoncture artistique et politique de ce milieu de siècle le combat contre l'idéalisme d'un côté, la progression des idées socialistes de l'autre vont donner l'occasion inattendue de faire école.
La grande peinture
Mais avant cela, Courbet doit apprendre la peinture. Comme tous les gens issus de milieux peu cultivés il subit l'ascendant de la grande peinture des musées. Mais il se méfie de l'enseignement officiel. Son passage dans l'atelier de Suisse chez Hesse et Steuben est bref. Il préfère se former seul en copiant au Louvre le Tintoret et les Vénitiens, les Hollandais, Géricault, Delacroix et Robert-Fleury.
Son approche de la peinture vivante est d'entrée paradoxal. Il idéalise à outrance une tradition dont il conteste ceux qui la transmettent et ses représentants actifs. Il forme le projet de renouveler la peinture de son temps mais à partir de positions artistiques conservatrices. Ce n'est pourtant pas seulement par goût, et encore moins par passéisme, qu'il affiche son attachement à la peinture d'histoire. Il a perçu le prestige de ce code et son pouvoir de légitimer, pour peu qu'on sen saisisse, artistes et idées. C'est ainsi qu'il s'apprête, non sans défi, à combattre les maîtres du moment sur leur propre terrain.
Le sous-titre de L'Atelier, « allégorie réelle », illustre bien une démarche qui consiste à associer culture académique et sujet pris dans la vie de tous les jours. Courbet entend révéler ce qui est occulté, à savoir l'envers du décor de l'atelier, comment se fait la peinture au quotidien. C'est moins pour lui ici une question de « réalisme » que d'anti-idéalisme provocateur. Mais corollaire de ce geste de dévoilement il ne peut éviter dexhiber sa mégalomanie en se convoquant un public d'admirateurs connus, pas forcément consentants.
Courbet ne cherche pas à innover en transformant l'outil académique, qu'il respecte par-dessus tout. Alors même que sa vanité et son incapacité à emprunter les voies habituelles de la carrière lui interdisent une reconnaissance académique précoce, il reste un traditionaliste et il sera ulcéré des réticences qu'aura envers lui l'institution. C'est ainsi qu'il refusera avec éclat moins par conviction que par dépit la succession de Picot à l'Académie en 1868 et une Légion dhonneur tardive en 1870.
Par contre, animé de la conviction de prolonger et d'incarner une tradition d'excellence, il considère comme anormal que les valeurs qu'il respecte et veut promouvoir le monde rural et sa simplicité, une nature généreuse et rugueuse soient à ce point absentes de la peinture de son temps. Avant même d'attribuer à cette absence des causes sociales et idéologiques il la ressent comme un vide qu'il lui appartient de combler. Ainsi se constitue un programme pictural qui conjugue exploration pulsionnelle et visée collective transformatrice.
Avec un tel projet Courbet est inévitablement provocateur. En premier lieu il affiche des goûts et ces goûts sont perçus comme vulgaires. Mais il se trouve que la provocation chez Courbet est une seconde nature. Ce n'est pas chez lui un comportement calculé, un moyen de vendre sa peinture, en tout cas au départ. Il apprendra ensuite à cultiver ce talent apprécié de la bonne société.
C'est un discoureur infatigable, toujours prêt à se lancer dans des démonstrations dogmatiques qui amusent par leurs outrances plus encore qu'elles ne choquent, et à ce titre il fait recette. « Il mène sa carrière avec un sens profond de la publicité et des relations publiques. » (1) Il aurait, premier d'une longue lignée, compris les vertus du scandale et nourri le mythe de l'artiste insolent et frondeur qu'exploitera un prochain modernisme mondain. Dailleurs les bourgeois, qui n'oublient rien, puniront moins en lui le provocateur de salon que le propagandiste d'idées subversives lorsquils le condamneront à l'exil après la Commune.
La question du sujet
Le choix du sujet est central dans l'art classique et la tradition académique issue de la Renaissance. Pour Alberti (1435) et Lomazzo (1584), la peinture, et notamment la peinture dhistoire qui est le genre le plus ambitieux, doit éduquer les foules par lexemple en traitant de thèmes élevés. Cest lidéalisme qui structure toute la pensée artistique classique et néo-classique et qui constitue laxe et le principe opératoire de lenseignement académique dans les ateliers.
D'où tant de sujets moralisateurs empruntés à la Bible et à lAntiquité. Ces sujets conventionnels sont porteurs les artistes sen aperçoivent au 19e siècle des valeurs morales et de lidéologie de la classe dominante. Le sujet devient alors lenjeu dun affrontement entre partisans et adversaires, à des degrés divers, du pouvoir artistique et de lart officiel.
Les sujets classiques et académiques par exemple ceux du Prix de Rome devenaient indifférents à force dusure et de banalité, ce qui ne les empêchait pas de véhiculer une idéologie de domination. Le premier à mettre en lévidence limportance du sujet en tant quinstrument de lutte idéologique est David. Pendant la période révolutionnaire, il annule et renverse le principe du sujet de convenance et le met au service de lidéal du moment.
Quand Courbet commence à peindre la peinture dhistoire évacue le sujet dactualité ou à résonnance critique. La codification des thèmes préserve une norme sociale derrière une norme artistique qui au besoin lui sert dalibi. Depuis David, mises à part quelques uvres ponctuelles comme Le Radeau de la Méduse, La Liberté guidant le peuple, ou Les Romains de la décadence, seule la courte période des débuts de la 2e République, en 1848, a fait exception, avec une floraison vite stoppée duvres engagées (2). Malgré ses sympathies Courbet ne participe pas directement aux événements mais il prépare sa propre réponse, quil présentera lannée suivante au Salon. Ce sera LAprès-dînée à Ornans.
A son tour il conteste la convention représentative et le contrat tacite qui lie à travers elle lartiste au pouvoir politique. Il entend le faire de façon systématique mais aussi de lintérieur du code dominant, et non pas du dehors comme le feront plus tard Manet et les Impressionnistes en ramenant progressivement le sujet au rôle de prétexte à la mise en valeur dune manière.
Delacroix et d'autres contestent aussi cette tradition mais de façon moins critique et provocatrice, en choisissant par exemple des thèmes exotiques ou littéraires. Selon cette ligne conciliante le code pourra souvrir, sadapter à des réalités nouvelles et se faire plus permissif sans que sa fonction de domination et darbitrage soit mise en question. Les néo-académistes de la seconde moitié du siècle ouvriront eux aussi à la peinture de nouveaux territoires en délocalisant le sujet dans l'histoire ou dans l'espace géographique : temps barbares, moyen âge, histoire moderne revue et corrigée, orientalisme...
Cette diversification des sujets montre néanmoins, en marge de linévitable travail de récupération mené par les tenants de la tradition, la perte de prestige de la peinture dhistoire en tant quoutil et représentation du pouvoir, et par voie de conséquence précipite lévolution du sujet à thèse vers la formule « désengagée » du sujet prétexte. Aucun art officiel na vocation à modifier le contenu du rapport de lart au pouvoir. Le pouvoir entend maintenir ces rapports en létat et pérenniser ainsi son emprise sur la production et la diffusion des valeurs symboliques. Il y parvient entre autres à travers lesthétisation des dissidences et la culture du dérivatif.
Ainsi lanecdote remplacera progressivement le sujet moral dans lart académique, ce qui accélérera son déclin sans changer fondamentalement sa nature. Lévolution de lart académique, à part quelques exceptions, suit lévolution générale de la conscience idéologique et politique moyenne. Vers la fin du siècle on peut dire que le projet en partie oublié de Courbet a fait naître une iconographie populaire qui relaie la bonne conscience des élites du moment. Si le rôle de lart est de révéler et de faire vivre la contradiction cest ce que comprendront quelques modernes lorsquils redécouvriront plus tard le sujet , celui de lacadémisme est de la domestiquer et de labsorber.
Le réalisme
Courbet choisit donc de rendre un hommage appuyé à un monde paysan que la bonne société ignore ce sera Un Enterrement à Ornans et à une quotidienneté quelle juge de même indigne de figurer dans lart ce sera LAtelier. Il entend leur conférer une légitimité par le moyen du code qui jusque là les exclut de la scène de lart et contribue à les exclure de la scène politique : celui de la grande « composition historique, légendaire ou mythologique » jusque là réservé à la diffusion des idéaux bien pensants. En même temps il tente de changer les rapports de la peinture au monde social et, pourquoi pas, en agissant sur les représentations, de faire évoluer la société elle-même.
Le réalisme le terme est inventé par Champfleury en 1847 est donc un dispositif à deux étages. Dans lusage courant cest un regard attentif mais dépourvu dintention critique particulière. Regard toutefois curieux, qui sintéresse au détail, même si la plupart du temps il ny met en valeur quune répétition du même. Cest la voie quemprunteront les hyperréalismes à venir. Par contre lutilisation journalistique du terme « réalisme » vidé de connotation critique ne pouvait pas satisfaire Courbet, qui proclamait bien haut : « Il m'est impossible de me parquer dans la petite école du réalisme dussé-je en être le Dieu. » Pourtant, dès que le regard de lartiste sattache à ce qui est réputé indigne dêtre observé, le découvre et le désigne, lobservateur est tenté daccorder à cette désignation une intention critique. Lambiguïté qui pèse sur la notion de réalisme est que cette intention critique peut nêtre quun simulacre ou un simple fantasme.
On passe donc dun réalisme descriptif, qui confirme lordre en place, à un réalisme critique qui montre du doigt le refoulé social, comme la fait Courbet. Un réalisme descriptif peut constituer une entrée en matière pour un réalisme critique. Non pas parce quil lui fournit des outils formels ou techniques mais parce que le réalisme descriptif, sans dérive névrotique, peut être une école et une discipline du regard. Nul doute que Courbet a observé très attentivement ses concitoyens dOrnans et quil a été aussi le premier à le faire. Cette observation a nourri son projet et son propos critique.
Le thème réaliste est nourri du dedans par une nécessité qui provoque lattention sélective de lartiste, et lincite à abandonner le propos convenu du thème idéaliste. Dès lors la peinture émerge dune fausse neutralité pour assumer ses choix. Elle nest plus un moyen dillustrer et de propager des idées, elle devient un mode dexploration et de production de sens à part entière. Thème et sujet ne sont donc pas en eux-mêmes des notions « idéalistes », ils se définissent à partir des intentions qui les mobilisent.
L'Après-dînée à Ornans
En exposant LAprès-dînée à Ornans (3) au Salon de 1849, Courbet réussit un « coup » qui le signale à lattention des spécialistes. Ingres et Delacroix sont daccord pour estimer que le tableau est raté. « Quels dons sacrifiés. Rien comme composition rien comme dessin » affirme Delacroix. Chacun sétonne en particulier des dimensions excessives dune toile consacrée à un sujet dépourvu dintérêt. Comment justifier « Un si grand format pour une scène de si peu » ?
Courbet na pourtant pas oublié la règle qui veut que la taille du tableau soit proportionnelle à lambition du sujet. Bien au contraire, mais il entend précisément valoriser ses paysans en les montrant à travers un code dont lusage est réservé jusque là aux messages de lélite.
Ils sont quatre, jouant du violon, sommeillant, écoutant, fumant. Ce sont des parents et amis de Courbet : Régis, le père, Promayet le musicien, Adolphe Marlet le fumeur, Cuénot qui écoute. « Quel rapport avec lart ? » se demande-t-on. Le sujet est inédit au point dêtre introuvable. Il disparaît du fait de cette « élision du regard » dont parle Lacan, qui efface précisément de la perception ce que lobservateur en loccurrence une classe sociale ignore et ne veut pas voir.
Malheureusement le tableau est trop grand pour ne pas être remarqué. Delacroix se déchaîne : « La vulgarité des formes ne ferait rien, cest la vulgarité et l'inutilité de la pensée qui sont abominables ; et même, au milieu de tout cela, si cette idée, telle quelle, était claire ! ». Delacroix sait mieux que quiconque qu'un contenu « élevé » peut jusquà un certain point amnistier et rendre supportables des formes « vulgaires », mais pour lui, conformément à l'idéal académique, il n'y a pas dautre « idée » que noble et distinguée, et ce qui est noble et distingué c'est précisément ce qui n'est pas populaire !
Delacroix reste en chemin dans sa dénonciation de lart académique, quil conteste dailleurs par d'autres moyens que Courbet. Pas plus lun que lautre, du reste, ne sont en mesure dêtre vraiment « clairs » sur ce point. Ce qui lest par contre cest que Delacroix appartient à une élite dartistes et de dandys qui ont déclaré la guerre à un populisme dont Courbet leur paraît être le héraut. Baudelaire napprécie pas son portrait (1853) et, pour Théophile Gautier, LAprès-dînée à Ornans « c'est de la caricature, du Daumier en grand format ».
Pour le peintre le problème est différent et plus complexe.
Dune part, il peint en grand parce que son propos est important. Mais dautre part, il a choisi de sexprimer dans les modalités de la grande peinture dhistoire, de respecter son code distinctif et ses procédures de maîtrise des signes et de rhétorique démonstrative. Si bien que, de loin, rien ne distingue particulièrement LAprès-dînée dune uvre académique. Le tableau est sombre, bitumeux, il évoque les intérieurs hollandais. Le contenu subversif de son sujet en devient moins évident. Par contre, le peintre ne fait aucun effort pour enjoliver, pour rendre intéressante cette scène trop ordinaire. Si le tableau ne cherche pas un effet de provocation directe, il ne peut que susciter une suite de déceptions chez les connaisseurs.
Courbet veut faire uvre critique en contestant le principe même du sujet à contenu édifiant. LAprès-dînée sempare de la quotidienneté provinciale comme dune sorte danti-sujet, de degré zéro du sujet à thèse. Cest seulement après avoir montré cette uvre que Courbet adoptera un langage plus direct en utilisant le paysan comme lantithèse du héros académique, et quil élèvera le quotidien au niveau de lallégorie dans LAtelier, « allégorie réelle », pour dénoncer limposture du sujet moral.
Il explique dans une lettre la naissance des Casseurs de pierre, le tableau détruit du musée de Dresde (1850). « J'allais au château Saint-Denis faire un paysage, je m'arrête pour considérer deux hommes cassant des pierres sur la route. Il est rare de rencontrer l'expression la plus complète de la misère ; aussi sur le champ m'advint-il un tableau. » Limage est conçue et construite de façon démonstrative exactement sur le modèle de lallégorie académique, à cette différence près que son propos est inversé et quelle a pour but de dénoncer la réalité de la condition ouvrière et non pas de célébrer la bonne conscience des bourgeois.
Au Salon de 1849, LAprès-dînée a de bonnes raisons de paraître « vide », mais considérer le tableau comme mal conçu ne rend justice ni au peintre ni à son projet. Les puristes néanmoins se déchaînent : « Jamais le culte de la laideur n'a été exercé avec tant de franchise » écrit Delécluze dans le Journal des Débats. « Il a voulu représenter le plus grossièrement possible ce qu'il y a de plus grossier et de plus immonde » renchérit Claude Vignon. Pour tous les critiques L'Appel des dernières victimes de la Terreur, le tableau de Charles-Louis Muller qui figure lui aussi au Salon, illustre pleinement la mission de lart qui est de montrer la Vérité, contrairement au tableau de Courbet qui ne célèbre que la vulgarité. Cest que la réalité n'est pas vraie dès lors qu'elle contredit l'idéal ou simplement lignore. Le tableau de Muller, qui dénonce la Terreur, sinscrit dans le programme édifiant dun discours légitime. Par contre, pour les puristes, le tableau de Courbet est irrecevable du simple fait quil nextrait pas de la contingence un exemple moral digne dattention, mais quau contraire il en subit la loi. Son apparent respect du code apparaît alors logiquement comme une provocation, ce quil est effectivement.
On retrouve lélision du regard et ce qui la motive. Pour rendre une réalité visible il ne suffit pas de la montrer : il faut aussi changer les conditions de la vision et lever refus et blocages. Cest une tâche insurmontable car elle engage la société tout entière et le consensus social. Du temps de Courbet le « grossier », le « trivial », « l'immonde », permettent dévacuer ce qui politiquement dérange dans un vocabulaire adapté au jugement de goût. Lidéalisme peut alors être défini comme le fait de montrer aux gens ce quils veulent voir ou ce quon les a suffisamment habitués à voir pour quils croient y retrouver la seule réalité ou vérité possible. Il est clair que cet idéalisme peut prendre des formes naturalistes ou véristes cest-à-dire constatives. Mais le réalisme de Courbet a une autre ambition : celle de fragiliser et de questionner le regard légitime.
Il pourra pourtant accéder au statut dartiste respectable malgré et en même temps grâce à cette réputation de « peintre de limmonde » qui lui assurera un succès de salon. La bonne société dispose en effet du recours, pour amadouer ses phobies, de les sublimer par le moyen de lart ou de lidée quelle sen fait. Inversement, le prétexte de lart autorise et justifie lexcès. Courbet « fait laid » comme dautres « font beau ». Il y a bien quelque part un « rapport » de lart au réel, mais rien autant que lart lui-même ne permet de lévacuer.
La matière et la peinture de Courbet
Lévolution qui conduit du sujet noble au sujet prétexte est inscrite dans le procès dacadémisation de toute formule artistique nouvelle. Cest une forme dentropie qui guette à terme tout engagement qui a exagéré sa capacité à changer le monde et qui, en abandonnant le risque pour la stabilité, entame un processus de socialisation compensateur et gratifiant. Elle se manifeste à travers la tendance à la répétition et à exploitation de lacquis. Il est également fréquent que le recul de l'engagement et loubli du rôle critique de l'art provoquent une relance de la technicité voire du formalisme.
Il est difficile dexpliquer autrement le nombre impressionnant de portraits, paysages, natures mortes, bouquets et sujets anodins peints par Courbet au sortir des années 1849-1855, sa période la plus créatrice. Après lAtelier il semble rentrer dans le rang, cest en tout cas ce que lui reproche Champfleury qui écrit à propos des Demoiselles des bords de la Seine, en 1857 : « Notre ami a perdu la piste. Il a trop tâté le pouls de l'esprit public. Il veut lui plaire. »
Les « provocations » en partie oubliées, il reste en effet à Courbet sa manière attrayante, propre à lui assurer le succès marchand, de traiter des sujets anodins ou anecdotiques dans une pâte épaisse et sensuelle. Courbet entame une période où, avec un opportunisme certain, il va aussi produire de temps en temps quelques tableaux de murs destinés à soutenir sa réputation dénergumène en même temps que sa cote.
Il faut dire que chez lui la stratégie de rupture avec lacadémisme ne concerne pas que les thèmes et quelle a lieu aussi sur un autre front, celui du métier et de la manière. Pourquoi la peinture de Courbet est-elle à ce point épaisse, grasse, malaxée au couteau ? Pourquoi tente-t-elle dimiter, de fournir un équivalent en couches de peinture de la matière des choses, alors que la technique académique est au contraire sèche, économe et minimaliste, soucieuse avant tout de seffacer devant limage et devant lidée ?
Les raisons sont à chercher du côté de son atavisme terrien et de son tempérament sensuel, mais aussi de son extériorité à la véritable culture picturale académique, dont il na pas plus appris le métier que la discipline conceptuelle. Il ny a donc pas lieu dattribuer à cette manière de peindre sensuelle et tactile une intention théorisante quelle navait pas dans lesprit du peintre. Au contraire, cette dimension « réaliste » ou matiériste est la part la plus spontanée et la moins calculée de sa peinture, même si ce caractère longtemps secondaire sera appelé à devenir principal à la fois dans la production du peintre et quand on y verra un signe annonciateur de la modernité.
Sil nest pas possible aujourdhui de réduire la peinture de Courbet au matiérisme ou à un réalisme de type tactiliste, cest que le contenu critique de ses uvres de la période 1849-1855 modifie lapproche de lensemble de sa production. Cest pourtant durant cette seule période quil affirme en un seul mouvement la double subversion du sujet et de la matière qui constitue ce quon a appelle, au plein sens du terme cette fois, son réalisme. A ce moment précis la matière de Courbet présente une dimension critique quelle perdra par la suite, quand elle sera devenue un argument de vente de sa peinture..
Ce qui a trait au « métier » de Courbet a été généralement utilisé par la suite pour minimiser la portée de ses engagements socialistes et lidéologie quil a revendiquée au début de sa carrière. On retient aussi plus volontiers ses tableaux de murs Les Demoiselles des bords de la Seine et Le Sommeil, plus racoleurs que critiques des murs du Second Empire plutôt que LAprès-dînée, Les Lutteurs ou Les Cribleuses de blé, uvres austères mais rigoureuses et signifiantes. Lorsque le peintre revient plus tard au grand format dans ses sous-bois aux chevreuils et ses combats de cerfs comme pour donner à sa seconde période naturaliste et matiériste limportance de la première , il donne enfin raison à Delacroix et à sa critique injuste de LAprès-dînée : il atteint, avec plus de grandiloquence il est vrai, au « vide » et au non-sujet.
Effacement et retour du sujet
Cest aux impressionnistes quil reviendra de donner une portée théorique à lévolution du sujet à thèse vers le sujet prétexte à peindre. Le sujet à contenu didactique disparaît moins en tant que tel que parce quil est barré, à la fin du 19e siècle, par le précédent académique et lemprise de lidéologie dominante. Chez les impressionnistes, particulièrement à lépoque, le sujet prétexte prend précisément ce sens qui nest donc pas nul , de navoir aucun contenu. Ce qui est aussi inexact puisque, dune façon générale, les impressionnistes comme lavait fait Courbet , décrivent leur propre milieu social, lequel est bourgeois et petit-bourgeois.
Par contre, dans la pratique, ce contenu sociologique est occulté par limportance nouvelle du mode descriptif. Le sujet disparaît derrière le motif, lequel permet de mettre en uvre un mode de traitement qui constitue la finalité apparente du procès de peinture.
Le motif, contrairement au sujet traditionnel, motive lartiste mais nexerce sur lui aucune contrainte. Cest lexact contre-pied du procès de production académique. Le travail de lartiste est « libre », cest à lui dinventer sa propre démarche, de définir ses propres contraintes.
Labstraction achèvera de purger lart de larbitraire du sujet et de transférer aux artistes, au moins symboliquement, un pouvoir sur leur outil quils nexercent en général que par délégation. Lenjeu de la modernité artistique sera inévitablement la mise en uvre critique de cet outil.
Notes
1. André Fontainas, 1927.
2. Comme la en partie montré lexposition 1848, la République et lart vivant, musée dOrsay, printemps 1998.
3. Une après-dînée à Ornans, toile de 195 x 257 cm, Salon de 1849, musée des Beaux-Arts de Lille.
(paru dans Ligeia n°41-44, 2003)
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